Dans le cadre d'un ambitieux programme consacré à la cité grecque "post-classique", les éditeurs ont publié un premier livre sur l'approvisionnement (Feeding the Ancient Greek City, Leuven, 2008). Ils abordent avec celui-ci les questions politiques, en explicitant les enjeux historiographiques dans l'introduction (1-26) et dans l'épilogue (Alston, 307-336). Pour les historiens de langue anglaise, la Greek City from Alexander to Justinian d'A.H.M. Jones (1940) semble constituer aujourd'hui encore une référence incontournable. Or c'est une histoire toute négative, comme le souligne Alston: la cité y étant exclusivement pensée comme une communauté de citoyens actifs, à travers le modèle analytique d'Aristote, elle semble se vider de sa substance dès lors que la décision et l'action se déplacent vers des États plus puissants, à savoir les royaumes hellénistiques, puis l'Empire romain. Comparée à l'Athènes démocratique, la cité jonesienne, "post-politique", est un mort vivant. Or son agonie est paradoxale, puisqu'elle dure plus de six siècles et se traduit par une remarquable vitalité. Le récit de Jones étant incapable de rendre compte de cette contradiction, Alston et van Nijf proposent de dépasser l'étude des institutions, jugée trop aristotélisante parce qu'elle ne rendrait compte que d'une continuité formelle, et d'analyser plus largement la "culture politique" telle qu'elle se réinvente au cours des siècles. Au-delà de la gestion des affaires communes, la "culture politique" englobe ici l'ensemble des valeurs et des modalités par lesquelles s'opère la vie collective. Elle s'apparente du reste à ce qu'on désigne quelquefois en français comme "le politique". [1] Ainsi envisagée, de façon positive, la cité "post-classique" n'est plus une survivance du passé: elle est devenue autre, soucieuse d'ordre et de hiérarchie interne, organiquement articulée à un État impérial.
Un tel projet rejoint de nombreux travaux actuels et suscite l'intérêt, mais, comme cela est inévitable, les douze contributions du volume n'y répondent qu'en partie. On relève d'emblée un déséquilibre chronologique. Prolongeant les idées de H. W. Pleket [2], les articles de Zuiderhoek, Salmeri, van Nijf et Tacoma consacrés à l'Orient romain constituent le cœur du livre. Dans les poleis du IIe et IIIe s. p.C., le citoyen n'est plus au centre du système civique. Un mode de gouvernement oligarchique s'est généralisé et la vie politique s'organise désormais autour d'enjeux nouveaux: la répartition des charges et des honneurs entre les membres à vie de la boulè ; la mise en scène des hiérarchies statutaires; le maintien de la concorde, en particulier par l'évergétisme. Rejoignant C.P. Jones et les recherches récentes sur les assemblées d'époque impériale, Salmeri (197-214) montre que la vie politique se cristallise dans la compétition des factions et peut donner lieu à des tensions entre élite et dèmos. Van Nijf (215-242) illustre ces rivalités par l'exemple de Termessos, où les notables investissent l'espace public par des statues et des inscriptions, vecteurs d'un discours de supériorité. Cette course à la monumentalisation serait due en particulier à la concurrence des "homines novi": la boulè doit régulièrement admettre de nouveaux membres viagers, ce qui suscite des ambitions dans les couches supérieures du dèmos et nourrit des craintes chez les familles anciennes, menacées dans leur position. Zuiderhoek (185-195) tente d'expliquer ce renouvellement par la mortalité élevée: partant de l'hypothèse (vraisemblablement excessive) que la boulè d'Oinoanda comptait 500 membres, il estime qu'il faut entre 16 et 18 entrants par an, recrutés en partie dans la "plebs media". Ces hypothèses sur le caractère diversifié et instable de l'élite bouleutique reposent exclusivement sur un modèle démographique théorique et devraient être étayées par des enquêtes prosopographiques. Tacoma (243-261) consacre une riche étude aux boulai des métropoles égyptiennes, créées au début du IIIe s. p.C.: la vie politique s'y concentre sur la dévolution des charges, engendrant la compétition entre bouleutes, mais aussi des stratégies d'évitement chez les moins fortunés et quelquefois des tensions graves. On retrouve là des phénomènes observés en Asie Mineure, à une différence près: l'interaction entre les notables et le dèmos ne joue quasiment plus aucun rôle. A fortiori, il n'est pas question du dèmos, ni même de culture politique à proprement parler, dans les cités de l'Égypte tardo-antique étudiées par Mazza (263-286) et Tuck (287-305), bien que l'évergétisme y soit encore attesté.
Décevant est en revanche le traitement réservé à l'époque hellénistique, bien qu'elle fasse l'objet depuis une vingtaine d'années de recherches intenses. Arnaoutoglou (27-48) et Harter-Uibopuu (119-139) traitent avec compétence de points très précis (la participation des citoyens aux associations athéniennes, l'administration par la cité des fondations privées); Trümper (49-100) et Thompson (101-117) s'éloignent de la question de la polis. Strootman (141-153) esquisse un modèle de rapport entre roi et cités fondé sur la complémentarité: le pouvoir royal ne pouvant ni ne voulant administrer directement les cités, il favoriserait l'autonomie et se contenterait de relais parmi les dirigeants locaux qui sont aussi ses Amis. Le schéma, simplificateur, ne distingue pas vieilles cités et fondations nouvelles, ni cités autonomes et sujettes, et néglige le fait que l'hégémonie royale pouvait être instable, passagère et variable selon les régions au cours des très mouvementés IIIe et IIe s. Dans ce modèle rigide, la polis paraît parfaitement intégrée à un système impérial, qui encourage et même exige un mode de gouvernement oligarchique. L'idée est amplifiée jusqu'à la caricature dans l'article confus et mal informé de van der Vliet (155-184): la cité, formellement démocratique, serait confiée à une poignée d'oligarques finançant la vie publique par l'évergétisme, sans contrôle populaire. Ce genre d'affirmations sans nuance ont été contredites par les travaux de Ph. Gauthier sur la citoyenneté et les assemblées, de L. Migeotte sur les finances publiques ou de P. Fröhlich sur la reddition des comptes, attentifs aux évolutions chronologiques. Les cités du IIIe et IIe s. a.C. ne sont pas toutes intégrées, loin s'en faut, à un "État impérial" préfigurant l'Empire romain et l'on ne peut assimiler aussi vite l'époque dite hellénistique et le Haut Empire ("the 'imperial' societies of the Hellenistic and Imperial Periods" [Alston, 311]). C'est l'établissement de l'hégémonie romaine, unique et définitive à partir du Ier s. a.C., qui marque une rupture et simplifie la situation. Si la culture politique des cités commence à se transformer dès le IIe s., cette transformation doit être analysée pour elle-même, y compris à travers les institutions et le langage des inscriptions, qui ne sont pas aussi immuables que l'affirment plusieurs contributeurs. En définitive, les analyses les plus stimulantes de l'ouvrage valent surtout pour le Haut Empire. On en conclura qu'il faut se débarrasser de l'adjectif "post-classique" et du mirage unitaire qu'il impose: n'est-ce pas précisément retomber dans le piège jonesien que de prétendre élaborer un seul "interpretative framework" (21) pour ces six ou sept siècles d'histoire grecque et gréco-romaine?
Notes:
[1] V. Azoulay et P. Ismard: "Les lieux du politique dans l'Athènes classique: entre structures institutionnelles, idéologie civique et pratiques sociales", in: P. Schmitt Pantel / Fr. de Polignac (dir.): Athènes et le politique: dans le sillage de Claude Mossé, Paris 2007, 271-309.
[2] H. W. Pleket: "Political Culture and Political Practice in the Cities of Asia Minor in the Roman Empire"; in: W. Schuller (Hg.): Politische Theorie und Praxis im Altertum, Darmstadt 1998, 204-216.
Onno M. van Nijf / Richard Alston (eds.): Political Culture in the Greek City after the Classical Age (= Groningen-Royal Holloway Studies on the Greek City after the Classical Age; 2), Leuven: Peeters 2011, XI + 354 S., mit 22 Abb., ISBN 978-90-429-2319-5, EUR 75,00
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