Devenue, au milieu du XVIIIe siècle, la première puissance coloniale du monde, la Grande-Bretagne cherche à consolider et à étendre son pouvoir sur ces territoires conquis à travers une politique où l'image joue un rôle central. Tel est le propos de l'ouvrage que John E. Crowley, professeur émérite d'histoire à l'Université Dalhousie à Halifax, vient tout juste de publier, et qui est le premier à faire le point sur l'art du paysage dans les principales colonies britanniques, en Amérique du Nord, en Amérique centrale, en Océanie et en Asie. Se fondant sur une analyse serrée du contexte historique et politique précédant et succédant à la guerre de Sept Ans (1756-1763), ayant notamment opposé le royaume de France à celui de Grande-Bretagne sur le territoire européen mais aussi en Amérique du Nord et en Asie, John Crowley montre comment les paysages dessinés, gravés et peints par les artistes de l'ensemble des territoires britanniques extra-européens répondent au souci de justifier l'expansion coloniale de l'Empire ou, tout du moins, de légitimer le pouvoir que la Grande-Bretagne détenait désormais sur ces nouvelles provinces.
L'analyse proposée par John Crowley s'articule autour d'un enjeu: celui de l'"impératif topographique" (topographic imperative). Pour marquer le pouvoir politique de la Grande-Bretagne sur ses colonies éloignées, les artistes britanniques ne cessent de faire valoir l'ambition topographique de leurs paysages, fondée sur des dessins et des études réalisées in situ (1-13). Il s'agit de mettre en scène la liberté et les facilités de déplacement dont disposent les citoyens britanniques au sein de leur Empire, mais aussi la couverture et la prise en main visuelle de l'ensemble des espaces coloniaux de la Grande-Bretagne, conformément à l'idée, véhiculée dès le début du XVIIIe siècle, que "l'excellence de la constitution de la monarchie britannique" lui permet d'être "presque la seule de l'Europe, où le sujet jouit à l'abri des lois en pleine sûreté, de ses biens et de sa liberté" (9). En présentant ces paysages comme des "portraits au vrai" des colonies britanniques (15), les artistes cherchent à contourner toutes les suspicions de manipulation ou de construction idéologique en faisant valoir l'authenticité ou la véracité de ces images, supposément réalisées d'après nature (15-45).
Servi par un nombre considérable d'illustrations, toutes en couleurs, et mettant en évidence un corpus et des artistes jusque là peu étudiés, l'étude de John Crowley offre un panorama et une analyse fort complets et convaincants des relations que la Grande-Bretagne établit et construit avec l'image de ses propres colonies. Deux regrets peuvent toutefois être exprimés à l'égard de cet ouvrage. On déplorera d'abord que ce livre, écrit par un historien de la culture ayant consacré, il y a quelques années, une étude à la question du confort en Grande-Bretagne et aux États-Unis (The Invention of Comfort: Sensibilities and Design in Early Modern Britain and Early America, 2003), traite trop fréquemment les œuvres d'art comme les illustrations ou le reflet d'une situation socio-politique. Seules cinq pages et demie sont consacrées au genre et aux codes du paysage britannique, de la fin du XVIIe siècle jusqu'aux Lumières (8-13), et selon une perspective plus typologique et iconographique que formelle. Et même si le premier chapitre ("Europe's Imperial Landscapes, 1492-1756") fait le point des différentes formes de représentation des "ailleurs" extra-européens du XVIe au XVIIIe siècle, en Angleterre mais aussi en France et aux Pays-Bas, les analyses de John Crowley laissent un goût inachevé, négligeant d'envisager les écarts entre les dessins et les aquarelles véritablement réalisées sur place et les représentations peintes ou gravées, dont une bonne part ont été exécutées en Grande-Bretagne portent clairement la trace d'une reconstruction formelle et visuelle des territoires coloniaux. On eût aimé, de fait, que les analyses se centrassent davantage autour de la dimension idéologique et mythographique de ces topographies plutôt qu'elles ne se consacrent aux efforts faits par les artistes pour se rapprocher d'un modèle naturel qu'ils ne pouvaient que voir à travers leur propre culture visuelle, informée par d'autres codes et d'autres modèles iconiques.
L'autre difficulté posée par Imperial Landscapes concerne le sentiment confus d'une forme d'indétermination et d'indifférenciation des différentes formes d'imagerie coloniale au sein du paysage britannique du XVIIIe siècle. En se concentrant sur le principe, fort convaincant et instructif, de l'"impératif topographique", John Crowley ne parvient guère qu'à répéter, dans les différents chapitres de son livre, successivement consacrés aux paysages du Canada (47-73), des Îles du Pacifique (75-109), des Caraïbes (111-139), des États-Unis (141-167), d'Inde (169-203) et d'Australie (205-225), que les paysages coloniaux britanniques cherchent à rester au plus près de la véracité topographique et anthropologique des lieux et des peuples approchés. Un sentiment qui donne parfois au livre de John Crowley l'apparence d'un savant et subtil guide touristique et ethnologique des anciennes colonies de la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle; mais un sentiment qui résiste mal à l'examen précis d'un certain nombre des œuvres convoquées par l'auteur, où l'on voit assez clairement la manière dont les artistes, confrontés à des géographies distinctes les unes des autres, font appel à des modèles compositionnels différents. Les artistes ayant travaillé au Canada (Thomas Davies, James Peachey, Richard Short, Hervey Smyth) se trouvent presque tous amenés à représenter les paysages côtiers et glacés du territoire nord-américain, ce qui les conduit à s'inspirer assez largement des stéréotypes de la peinture hollandaise, et notamment des compositions septentrionales de Jacob van Ruisdael et d'Allaert van Everdingen, contribuant ainsi à construire moins l'image d'un "Canada britannique" que celle d'un Grand Nord, fascinant les visiteurs par ses grands espaces vides et sa lumière très intense. A contrario, les peintres séjournant dans les Caraïbes ou dans les Îles du Pacifique doivent trouver les moyens plastiques de représenter une végétation beaucoup plus luxuriante et une lumière qui laisse davantage de place aux effets de clair-obscur. Que des paysagistes comme William Hodges ou John Webber décident, dans ce cadre, de se tourner vers les tableaux de Nicolas Poussin ou du Lorrain en dit long non seulement sur le choix et l'adaptation des modèles visuels de ces paysages coloniaux mais aussi sur l'image mythique de ces territoires verdoyants, assimilés à une Nouvelle Arcadie depuis le début du XVIIe siècle.
Malgré ces quelques réserves, d'ordre méthodologique, et qui laissent donc de la place pour de nouvelles études, plus spécifiquement consacrées à la construction visuelle et artistique de l'exotisme au XVIIIe siècle, on ne peut que conseiller la lecture de cette première tentative de synthèse historique sur les paysages coloniaux de Grande-Bretagne, réunissant de très nombreux documents, sources et archives, qui rendent d'autant plus regrettable l'absence d'une bibliographie, à la fin de l'ouvrage.
John E. Crowley: Imperial Landscapes. Britain's Global Visual Culture. 1745-1820, New Haven / London: Yale University Press 2011, X + 282 S., 135 Farb-, 115 s/w-Abb., ISBN 978-0-300-17050-4, GBP 45,00
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