Malgré le titre retenu pour cet ouvrage, le lecteur ne doit pas s'attendre à une analyse de l'action épiscopale, des méthodes suivies par les prélats pour, en bons pasteurs, guider leurs brebis vers le salut éternel, ni de leurs relations avec les multiples communautés, ordres, groupes, de clercs ou de laïcs, qui constituent la société placée sous leur autorité. De visites, de réunions synodales, de mises en place de cours de justice, de fondations d'établissements religieux ou de paroisses, de développements liturgiques, il n'est pas question, non plus que d'une réflexion théologique ou ecclésiologique sur l'épiscopat en tant que tel. Il est vrai que la question commence d'être largement traitée, dans la ligne des travaux de Joseph Avril ou de Christine Barralis par exemple. Le propos est ailleurs. Sur une période d'une cinquantaine d'années, à partir des lettres pontificales, essentiellement d'Alexandre III et d'Innocent III, des travaux des canonistes, Rufin, Simon de Bisignano et Etienne de Tournai en premier lieu, plus accessoirement des quaestiones pratiquées dans les écoles, appuyé sur une vaste bibliographie de travaux dont les notes fournissent d'abondantes références sur des points particuliers, l'auteur examine avec minutie les méthodes mises en place par la papauté et les savants qui la soutiennent pour construire un ordo judiciarius nouveau, résonnant jusque dans la vie des diocèses.
Le gouvernement des évêques est ici étudié en négatif, à travers ses manquements et défaillances dont la dénonciation et la répression constituent les moyens essentiels du pouvoir pontifical pour pénétrer la vie d'églises locales héritières d'une tradition de très large indépendance, et peut-être pour réduire la puissance des ordinaires dans leur diocèse. Tels que l'auteur les relève, les conseils positifs de comportement donnés alors aux prélats par les canonistes, pour préciser par exemple la notion de sollicitudo, largement inspirés de Grégoire le Grand, paraissent d'une grande pauvreté : donner de la voix pour défendre le troupeau, faire fructifier les biens de leur église et se montrer bienveillants mais sans faiblesse ne définit que très vaguement un projet d'action pastorale.
Nombre de questions débattues depuis plusieurs années par l'historiographie se trouvent ici nourries par de nouveaux textes et de nouvelles réflexions. La mise en place de la procédure inquisitoire, formalisée et précisée dans une lettre pontificale de 1206, la naissance des enquêtes, comme les notions de fama, de dénonciation, de crimes notoires, reçoivent ainsi d'intéressantes précisions. Dans la difficile approche de la distinction entre for judiciaire (ou externe) et for pénitentiel (ou interne, ou sacramentel), entre scandale (ou crime) et péché, entre prison coercitive et prison de pénitence, après les travaux de Paolo Prodi, Véronique Beaulande-Barraud et Arnaud Fossier, l'auteur apporte des textes, des arguments et des remarques qui vont plutôt dans le sens d'une indétermination de ces notions. Les passages qu'il consacre à ces questions font penser au lecteur que l'Église se préoccupe peu de rigueur dans les définitions et les concepts, Aristote n'ayant pas influencé ces milieux romains, qu'elle fait feu de tout bois dans sa volonté de puissance et surtout qu'elle n'arrive pas à dominer la tension entre la construction d'un ordre objectif des comportements et le salut éternel des fidèles dont elle a la charge. Comment, en effet, harmoniser répression et pardon ?
La volonté pontificale de mieux définir les biens d'Église pour les protéger, par l'interdiction de leur circulation notamment, se heurte à la tradition des libéralités épiscopales comme à un contexte à la fois seigneurial et marchand de division de la propriété et de multiplication des échanges : là encore l'autorité apostolique ne parvient pas à maîtriser pleinement les contradictions. Selon Bruno Lemesle cependant, les sources pontificales expriment clairement le choix d'imposer une norme puisqu'elles punissent d'abord la désobéissance et abandonnent la primauté donnée à la réparation des torts causés aux biens et aux personnes. Elles atteignent une incontestable précision dans la définition de défaillances comme l'excès, la négligence, la dilapidation, et élaborent soigneusement les remèdes et les peines destinées à les faire disparaître, non sans cohérence. La mise en valeur de l'excès, par exemple, participe de l'entreprise de sacralisation du clergé depuis la réforme grégorienne. Dans l'incrimination de tel ou tel évêque cependant, malgré les distinctions théoriques intervenues, la juxtaposition et l'accumulation des défaillances dénoncées laissent penser que la fonction rhétorique de ce vocabulaire ne s'efface pas complètement devant la rigueur des qualifications. L'auteur ne dissimule pas que l'extension du domaine de l'excès, l'inflation qualitative et quantitative des accusations, l'alourdissement des menaces de sanctions n'aboutissent sans doute pas à une multiplication des dépositions d'évêques, qu'il ne se donne cependant pas les moyens de mesurer précisément.
Dans la logique des choix faits et pour soutenir toute l'entreprise, l'épilogue du livre comporte une critique de l'approche anthropologique des conflits et une valorisation des normes, affirmées comme performatives et capables de faire évoluer une société. Avec un sens certain de la nuance mais non sans quelque paradoxe, l'auteur note que la société finit toujours par avoir raison des normes dans laquelle les puissants veulent l'enserrer, comme s'il se rendait compte que l'histoire des normes ne procure au total qu'une perspective restreinte. Au-delà d'une histoire des mots, dont cet ouvrage relève largement, quoiqu'il mette en évidence aussi les stratégies qu'ils ne dissimulent qu'à peine, en l'occurrence le développement de la puissance pontificale, au-delà aussi d'une histoire des comportements, absente ici, qui risque toujours d'en rester à la description d'un foisonnement d'inexplicables particularités, le point de vue le plus pertinent et le plus éclairant, pour éviter une aporie, ne serait-il pas dans une histoire sociale de la construction des normes, et dans ce cas précis une sociologie intellectuelle du milieu des décretistes et de la chancellerie pontificale ?
Bruno Lemesle: Le gouvernement des évêques. La charge pastorale au milieu du Moyen Âge, Rennes: Presses Universitaires de Rennes 2015, 248 S., ISBN 978-2-7535-4267-9, EUR 18,00
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