Cet épais volume résulte d'un grand colloque organisé à Padoue en septembre 2021 avec le soutien de plusieurs institutions italiennes et hongroises, collaborations que prolonge la publication des actes dans la collection de l'Académie de Hongrie à Rome (Bibliotheca Academiae Hungariae - Roma). Il prend place dans la belle série de rencontres scientifiques, livres, articles et bases de données réalisés depuis le milieu des années 1990 par des archéologues, historiens d'art, médiévistes, historiens de la littérature et philologues d'une dizaine de pays autour des "territoires angevins" - définis comme les principautés ou États qui, de la Provence à la Pologne et de la Sicile à la Hongrie, ont été gouvernés par des souverains appartenant aux deux maisons d'Anjou entre le milieu du XIIIe siècle et la fin du XVe siècle. [1]
La diplomatie, moteur de la construction de cet "empire angevin", se trouvait déjà au cœur d'un colloque organisé en Hongrie en 2007. [2] Ici, le propos se concentre sur les relations entre le royaume de Hongrie - sous Louis Ier (surnommé "le Grand"), roi de Hongrie de 1342 à 1382 - et la ville de Padoue - sous le gouvernement de François (Ier) l'Ancien de Carrare (1345-1388). Des fresques représentant des armoiries avec cimier ont été découvertes à Padoue en 2007, à l'occasion de travaux de restauration dans l'ancien palais des Carrare (dont Patrizia dal Zotto rappelle les péripéties dans sa contribution) ; elles font écho à un bas-relief sculpté à l'extérieur du bâtiment et longtemps considéré comme illisible. Initialement attribués à Ezzelino da Romano dit "le Terrible", tyran de Padoue au début du XIIIe siècle, ces symboles héraldiques ont été récemment identifiés comme étant ceux des Angevins de Hongrie : les fasces de Hongrie associés au tapis d'azur fleurdelisé, de même que le cimier à l'outarde, ne laissent aucun doute (Valentina Baradel).
Écrits pour la plupart en italien, les textes qui composent le recueil - vingt-trois contributions, outre une préface, une introduction et de brèves conclusions - sont munis de résumés en anglais ou en italien (pour les trois articles présentés en anglais) ainsi qu'en hongrois. Ils se répartissent en deux sections: "I. Histoire, philologie et littérature" et "II. "Art et héraldique". Les remarques qui suivent s'affranchissent de cette césure qui isole les approches disciplinaires, pourtant complémentaires.
La situation géopolitique dans la région adriatique constitue la toile de fond de l'ensemble : c'est parce que Venise était leur ennemi commun que le roi de Hongrie et le seigneur de Padoue choisirent de s'allier diplomatiquement et militairement, en plusieurs phases (dont les contributions de Ugo Fadini et de Dario Canzian retracent la chronologie). L'ombre de la Sérénissime plane sur l'ensemble du livre. Certes, elle-même ne formait pas un front uni : l'auteur de la Cronica di Venexia critiquait les visées hégémoniques de Venise et doutait de sa capacité à l'emporter sur le roi de Hongrie en Dalmatie, au temps où ce dernier reprenait Zadar (Zara) en 1357 (Zeno Castelli). Mais les divisions n'étaient pas moindres dans le camp adverse : Louis le Grand avait perdu Zadar au printemps 1346 à cause de la supériorité navale de Venise mais aussi de la probable trahison de quelques barons hongrois, suggère Judit Csákó en croisant les chroniques italiennes, dalmates et hongroises.
Louis le Grand et François de Carrare menèrent ensemble plusieurs campagnes successives contre la Sérénissime en 1356-1358 puis entre 1372 et 1381. De là le déploiement des armoiries angevino-hongroises sur les murs du palais padouan des Carrare dans ces années-là, en un geste de communication politique (Valentina Baradel). Dès les années 1350, les armoiries de Louis de Hongrie ornaient le codex Livius, composé à la cour de François de Carrare (Giulia Simeoni). Une chapelle Saint-Louis-de-Toulouse fut aménagée dans l'église San Benedetto Vecchio de Padoue, commande des sœurs Fina et Anna Buzzaccarini - la première n'étant autre que l'épouse de François Ier de Carrare (Zuleika Murat et Giulio Pietrobelli). Un programme iconographique étalé jusque dans les années 1420 - au temps de la candidature de Ladislas de Duras -, jusqu'à Florence, dans les Marches et les Abruzzes (Vittoria Camelliti).
Pour autant, les retombées attendues variaient d'un côté à l'autre. Les Carrare avaient tout à gagner en s'unissant au roi de Hongrie, souverain puissant et issu d'une lignée influente sur la scène européenne. Ils acquirent un poids certain dans les négociations internationales, doublé d'un savoir-faire nouveau en matière de représentation diplomatique. Tandis qu'en sens inverse, la Hongrie n'attendait guère de Padoue qu'une aide circonstancielle. Le système d'alliances noué par Louis le Grand dans la péninsule italienne s'étendait à plus d'une dizaine de villes-États, dont beaucoup, guelfes ou gibelines, faisaient déjà partie du vaste réseau tissé au milieu du XIIIe siècle par les Angevins de Naples (Pierluigi Terenzi). Grâce aux chroniques locales, Enikő Csukovits reconstitue l'itinéraire exact qu'emprunta Louis Ier lors de sa descente en Italie en novembre-décembre 1347 et évalue les espoirs que chacun des princes chez qui il fit étape (les Carrare à Padoue, mais aussi les della Scala à Vérone, les Gonzague à Mantoue, les d'Este à Modène, etc.) plaçait alors dans le roi de Hongrie à la qualité de l'accueil qu'ils lui réservèrent.
L'alliance entre Padoue et la Hongrie eut des ramifications sur l'autre rive de l'Adriatique, en Dalmatie. Le roi Louis le Grand, allié de Veglia (Krk) contre Venise, suscita le rapprochement entre Padoue et la cité insulaire, union que couronna le mariage célébré en 1372 entre Catherine, la fille de François de Carrare, et le comte de Veglia Étienne. Franco Benucci parvient à identifier la pierre tombale d'un médecin padouan au service du comte de Veglia dans les années 1390. Danijel Ciković constate que le comte et son entourage continuaient de commander des œuvres à des artistes vénitiens au plus fort de la guerre contre Venise, entre les années 1330 et 1440 : l'art s'affranchissait visiblement des logiques diplomatiques.
L'argent est le nerf de la guerre comme celui de la diplomatie. Cet aspect longtemps négligé constitue le chantier de recherche le plus prometteur pour l'avenir. Katalin Prajda, après avoir dépouillé les comptes florentins qui ont gardé la trace des emprunts contractés entre Padoue, Florence et la cour royale de Hongrie entre 1357 et 1381, met en relief les flux financiers qui animaient ce triangle diplomatico-financier. Les hommes d'affaires padouans et florentins, dont certains firent souche en Hongrie (au-delà de l'exemple célèbre des Saraceno), intervenaient parfois dans les négociations diplomatiques. Selon l'auteur de la Chronique de Carrare, l'arrivée à Padoue de trois chariots d'argent et d'or envoyés en 1378 par le roi de Hongrie fit sensation. Andrea Saccoci montre que ce métal précieux servit à garantir la valeur des pièces d'argent frappées en abondance pour financer la guerre contre Venise. La question des emprunts entre Padoue et la Hongrie occupe encore une large place dans la vingtaine de lettres (dont Federico Pigozzo dresse l'inventaire) adressées de 1382 à 1384 par François de Carrare à la reine-veuve de Hongrie Élisabeth ainsi qu'à ses propres ambassadeurs.
Le deuxième chantier important concerne les acteurs. Les relations diplomatiques entre Padoue et la Hongrie suscitèrent des départs en direction de la Hongrie - l'inverse étant plus rare. Tel fut le parcours de plusieurs marchands et financiers, déjà évoqués, mais aussi de savants et de lettrés. D'après Rino Modonutti, l'humaniste Giovanni Conversini, né à Buda et dont le père était le médecin attitré du roi de Hongrie, devint chancelier de François de Carrare (1380-1382). Parmi ces acteurs se trouvent aussi des clercs. Les deux franciscains Thomas de Frignano et Ludovico Donati (finalement jeté en prison sur ordre du pape) participèrent activement aux discussions entre Padoue, Venise, la Hongrie, le royaume de Naples et la papauté dans les années 1372 à 1381 (Maria Teresa Dolso et Emanuele Fontana).
Les traces d'échanges artistiques demeurent ténues, en revanche, à cause des destructions, et ils se font à sens unique. Béla Zsolt Szakács établit un parallèle entre l'église franciscaine de Keszthely, notamment dans le cycle de fresques dédiées à la Vierge Marie, et la chapelle des Scrovegni, à Padoue. Commande du palatin de Hongrie Étienne Lackfi, qui s'était rendu à Padoue en 1372, l'édifice arbore sur une clef de voûte le monogramme de Francesco Bernardi, homme d'affaires padouan établi en Hongrie et proche des Saraceno.
Pour appréhender plus finement les ressorts et les effets de l'alliance padouano-hongroise, il faudra continuer d'explorer les fonds d'archives, de scruter les œuvres artistiques et d'analyser les vestiges architecturaux. Or la documentation souffre d'un profond déséquilibre entre des fonds italiens riches et insuffisamment inventorié, et des fonds hongrois indigents : les sources hongroises sur le sujet se cantonnent à la douzaine de lettres conservées par le baron hongrois Benoît Himfi (György Rácz). L'essentiel des résultats de recherche exposés dans ce volume s'appuie sur des archives situées en Italie et souvent inédites.
Stanisław Sroka résume le règne de Louis le Grand en Pologne (1370-1382) - une manière de rappeler que l'expansionnisme des Angevins de Hongrie ne se restreignait pas à l'espace méditerranéen ou adriatique. Ágnes Máté brosse le portrait de Louis le Grand dans la littérature hongroise du XIXe siècle (chez János Arany, dans sa trilogie sur le chevalier Nicolas Toldi). Vinni Lucherini imagine ce qu'avait pu être la bibliothèque de Louis le Grand, marquée sans doute par un intérêt pour l'astronomie. Malgré ces trois digressions et une illustration de couverture peu esthétique, l'ouvrage force l'admiration. Il brille par son étourdissante érudition - dont la bibliographie, le catalogue des sources et l'index des noms propres donnent la mesure. Il comporte une abondante iconographie et des cartes fort utiles. Nul doute qu'il s'impose déjà comme un ouvrage de référence sur la diplomatie italienne, angevine et hongroise aux XIVe et XVe siècles.
Notes:
[1] La vigueur de ces "études angevines" ne se dément pas, que ce soit en France, en Italie ou en Hongrie. Voir https://angevine-europe.huma-num.fr/ea/en .
[2] Z. Kordé et I. Petrovics (dir.) : La diplomatie dans les États angevins aux XIIIe et XIVe siècles. Diplomacy in the Countries of the Angevin Dynasty in the thirteenth-fourteenth centuries. Actes du colloque international de Szeged - Visegrád - Budapest (13-16 septembre 2007), Rome 2010.
Giovanna Baldissin Molli / Franco Benucci / Maria Teresa Dolso et al. (a cura di): Luigi il Grande Rex Hungariae. Guerre, arti e mobilità tra Padova, Buda e lEuropa al tempo dei Carraresi (= Bibliotheca Academicae Hungariae Roma. Studia; 8), Roma: Viella 2022, 569 S., 100 Farb-, 41 s/w-Abb., ISBN 979-12-5469-204-2, EUR 60,00
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