Angela da Foligno: Memoriale (= Edizione Nazionale dei Testi Mediolatini d'Italia; 29), Firenze: SISMEL. Edizioni del Galluzzo 2013, CXLI + 110 S., ISBN 978-88-8450-488-3, EUR 60,00
Buch im KVK suchen
Bitte geben Sie beim Zitieren dieser Rezension die exakte URL und das Datum Ihres Besuchs dieser Online-Adresse an.
Après une série de colloques qui ont fait avancer notre connaissance des textes autobiographiques laissés par Angèle de Foligno (1248-1309), trois éditions voient le jour coup sur coup: en 2010 celle de don Sergio Andreoli (dans la revue Analecta TOR), en 1212 celle de Mgr Fortunato Frezza (Firenze, Galluzzo, coll. La mistica cristiana tra Oriente e Occidente), et enfin celle qui nous occupe; contrairement aux précédentes, qui sont des éditions d'un seul manuscrit, chacune sur un des deux témoins quasiment complets du Liber qui rapporte les deux éléments du testament spirituel d'Angèle, le Memoriale et les Instructiones, la présente est une édition critique, qui se veut résolument néo-lachmannienne, à la différence des éditions éclectiques qui au début du XXe siècle paraissent à un rythme analogue à celui de ces dernières années (P. Doncœur en 1925, M.-J. Ferré en 1927, Mgr M. Faloci Pulignani en 1932); elle ne propose que le Memoriale, sans la traduction italienne, c'est à dire le texte qui a été noté en latin, au fil du discours en ombrien de la sainte femme, par le frère franciscain Arnaldus, son confesseur, puis par un autre collaborateur, en laissant de côté les notes prises postérieurement dans l'entourage d'Angèle (les Instructiones).
C'est indéniablement, comparée à l'édition Thier-Calufetti de 1987, utilisée jusqu'ici, un progrès de méthode, il est vrai sans la traduction italienne médiévale ni les Instructiones. Nous laisserons de côté la partie de l'introduction qui présente le texte et résume la mystique si personnelle de la béate; elle fait le point sur les apports de la recherche récente sans en renouveler profondément la lecture. Mais l'édition elle-même, réfléchie et préparée pendant des années, en tenant compte des avancées de la codicologie et de l'ecdotique, est extrêmement bien faite.
Parmi d'infimes regrets dans ce libre d'une présentation parfaite, notamment par ses index, on peut signaler que certains des ouvrages cités en note uniquement par le nom de l'auteur et la date ne figurent pas dans la bibliographie (Nebbiai della Guarda 2009, Bartoli Langeli 1999 ...).
Trente quatre témoins, sans compter les réécritures, résumés et adaptations; parmi ceux-ci, onze en italien ou catalan; et parmi les dix-neuf manuscrits latins, cinq sont un abrégé qui circule dans les milieux de la devotio moderna, dans l'actuelle Belgique (on les avait pendant un temps considérés comme la rédaction originelle, plus brève, mais il a été clairement prouvé que c'était une réécriture). Il reste quatorze témoins du Memoriale latin, dont neuf, abrégés ou découpés pour fournir un reclassement thématique, prouvent l'impact du texte et l'utilisation qui en était faite en Allemagne, France ou Espagne, mais sont impropres à reconstituer les souvenirs laissés par Angèle. Il en reste donc cinq, dont trois si lacunaires qu'aucun passage du texte n'est attesté par les cinq témoins à la fois.
Le plus ancien témoin, celui d'Assise, écrit encore du vivant d'Angèle puisque une mention marginale, vers la fin du texte, annonce sa mort, n'a pas encore la lettre d'approbation du cardinal Colonna qui figurera dans les témoins postérieurs. Il est de la même main que d'autres œuvres centrales pour l'ordre franciscain, conservées dans la même section de la bibliothèque d'Assise. Malgré pas mal d'erreurs, il est donc très proche des origines, et représente à lui seul une branche de la tradition. Un autre, du milieu du XIVe siècle (Roma, San Isidoro), est également franciscain mais de facture personnelle, et très lacunaire. Le seul tout à fait complet, celui de Subiaco, est de la fin du XVe siècle et a normalisé toutes les aspérités linguistiques ou rédactionnelles du texte, et éliminé toutes les lectiones difficiliores.
Le classement des manuscrits est fait de façon rigoureuse, en déterminant les erreurs de l'archétype, puis de chacun des prototypes perdus, d'après les fautes communes de leurs descendants. Un peu compliquée par les lacunes qui font que l'opération est à refaire pour chacun des cas de présence / absence des témoins, la démonstration regroupe, pour chaque manuscrit et pour chaque prototype, les fautes propres et les fautes communes qui prouvent les apparentements, classées en variantes, omissions, omissions par homéotéleute, additions, inversions. Le résultat, exprimé dans un stemma général appuyé de cinq stemmas pour les différents cas de présence des témoins, tous présentés selon une échelle chronologique (comme tous les stemmas devraient l'être), est convaincant: le manuscrit R (Rieti), qui fait partie d'une branche de la seconde famille, est contaminé et contient des leçons issues d'une autre branche de cette famille, ainsi que des leçons identiques à celles du manuscrit d'Assise.
Cette situation avait causé la perplexité des chercheurs; voyant des groupements instables, Dominique Poirel en 2002 avait suggéré, avec d'excellents arguments, que l'archétype portait des leçons variantes et retouches, dues aux conditions de rédaction d'un scribe qui traduit à la volée en latin un discours oral en dialecte, et puis qui le corrige à la réflexion ou selon les réactions d'Angèle à qui il lit son essai (et je reste persuadée que ces circonstances de la rédaction peuvent expliquer une part des inversions et leçons alternatives de la tradition). D'abord convaincu, E. Menestò ayant terminé sa minutieuse recensio conclut que la situation s'explique mieux par la contamination de R, qui est responsable de l'aspect chaotique des regroupements: lorsqu'il est absent, tout rentre dans l'ordre d'une stemmatique normale. Ce qui lui permet de sauver la partie haute du stemma, le passage de l'original à l'archétype de la tradition, alors que la solution de Poirel permettait de supposer que l'original se transforme par retouches et corrections successives et est en même temps l'archétype de la tradition.
Tout en s'appuyant surtout sur le manuscrit d'Assise, le plus ancien, l'édition se sert aussi de l'autre groupe, dont les copistes sont plus attentifs, 'sans jamais trahir la logique néolachmannienne' qui permet de corriger les deux branches l'une par l'autre. L'avantage est de conserver quelques traits de langue que les éditeurs précédents avaient écartés, alors qu'ils reflètent sûrement les particularités du franciscain ombrien qui tenait la plume, donc des formes et des mots du latin d'Italie, que les linguistes seront contents d'y trouver.
Quant à la graphie, elle s'inspire des excellents principes de Paolo Chiesa (dans son édition de Guillaume de Ruibrouk, 2011) en cherchant à reconstituer un aspect compatible avec ce qu'on présume de l'original, tout en sachant que c'est une question discutée et que la limite entre les formes qui témoignent d'un état de langue et les simples erreurs doit être déterminée au coup par coup. Evidemment, toute solution peut être discutée. E. Menestò accepte, à juste titre, les formes du manuscrit d'Assise lorsqu'elles ne varient pas (crossus pour grossus), mais normalise dès qu'il y a oscillation, alors que cette oscillation est en elle-même un fait de langue. La liste des graphies 'communes à toute la latinité médiévale' aurait pu être élargie d'une partie des très nombreuses graphies normalisées (p. CXLI) qui correspondent parfois, notamment pour l'assimilation ou non des préfixes au radical, à l'enseignement des grammairiens médiévaux, ou dont la fréquence est presque égale à celle des traits conservés (ymago, martirium, ci/ti, h/h). D'autres traits, plus spécifiquement italiens (flottement ss/x, spitale pour hospitale) n'auraient pas déparé à côté de crossus ou du vocabulaire italien latinisé du manuscrit d'Assise. Bref, il est vrai que l'appréciation des formes 'normales' du latin médiéval est une des tâches qui risque le moins d'emporter le consensus général; cependant, pour tester cette normalité, un renvoi au moins générique au Handbuch zur lateinischen Sprache des Mittelalters de Peter Stotz, qui fait désormais autorité, permettrait de s'assurer contre l'inévitable part d'arbitraire de ces appréciations.
L'édition, impeccable, permet en tout cas d'utiliser désormais en toute sécurité ce texte unique en son genre, qui, outre sa richesse pour l'histoire de la vie religieuse, pose des problèmes de communication inter-linguistique, de mise par écrit d'un discours oral et d'expressivité de l'inexprimable, que la communauté scientifique n'a certainement pas fini d'explorer.
Pascale Bourgain