Anne Gangloff: Lieux de mémoire en Orient grec à l'époque impériale (= ECHO. Collection de l'Institut d'Archéologie et des Sciences de l'Antiquité de l'Université de Lausanne; Vol. 9), Bruxelles [u.a.]: Peter Lang 2013, XIV + 395 S., ISBN 978-3-0343-1375-9, EUR 53,50
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Dans le sillage d'enquêtes historiennes comme celles menées par Pierre Nora sur Les lieux de mémoire, et dans le contexte des développements qu'ont connus les approches constructivistes dans le domaine des sciences sociales, la notion de lieu de mémoire fait partie des concepts qui ont contribué, dans une perspective d'histoire des représentations et des identités et, plus spécifiquement, dans le domaine des cultural memory studies, à renouveler l'étude des sociétés anciennes.
En appliquant la problématique de la mémoire envisagée ici dans sa dimension spatiale, à l'Orient grec d'époque impériale, le présent volume prend place ainsi dans l'ensemble de travaux et de réflexions qui ont cherché à analyser l'effort de mémoire caractéristique de la société grecque de l'époque et, à travers les formes diverses des constructions mémorielles, la représentation historique que les Grecs donnent d'eux-mêmes en tant que communautés civiques à l'époque romaine.
L'ouvrage, issu d'un colloque international qui s'est tenu à Lausanne les 3 et 4 avril 2011, est précédé de deux textes qui constituent pour ainsi dire une double introduction et sont en tout cas une double invitation à la réflexion: Anne Gangloff dresse un utile bilan historiographique visant à fournir les orientations de la recherche récente en sciences de l'Antiquité autour de la notion de « lieux de mémoire » et à montrer les problèmes que peut poser l'adaptation de cette notion au monde antique; en contrepoint, le contemporanéiste François Jequier propose une rapide réflexion d'ensemble sur la place et la réception du concept de «lieu de mémoire» dans les débats récents.
Les 16 contributions dont se compose le volume se répartissent de manière équilibrée en cinq rubriques, mais on peut, dans cette organisation générale, dégager en fait trois angles d'attaque principaux.
Un premier champ de réflexion concerne l'analyse de la place de la référence à des lieux de mémoire dans les stratégies narratives que développent des auteurs anciens d'époque impériale. Sont ainsi mis à contribution la Vie d'Apollonios de Tyane et l'Héroïkos de Philostrate (Ewen L. Bowie et Francesca Mestre), mais aussi Lucien et Plutarque (Pilar Gómez) ou encore Dion de Pruse (Alain Billault) pour montrer comment les choix de ces écrivains s'accordent avec la vision qu'ils entendent transmettre, à travers leurs créations littéraires, d'une grécité attachée à des lieux qui apparaissent comme dépositaires d'une mémoire culturelle grecque (Athènes, Sparte et Olympie, Éphèse et Smyrne, Borysthène) ou à des lieux clés en rapport avec des événements historiques (Marathon) ou des figures mythiques, tels les héros de la guerre de Troie.
Dans cet ensemble qui fait la part belle à l'étude des représentations discursives des lieux de mémoire, un article s'attache spécifiquement à la documentation iconographique (Talila Michaeli): à partir de l'étude de peintures et mosaïques en rapport avec les paysages nilotiques retrouvées en Israël et allant de la période hellénistique à l'époque byzantine, l'auteur analyse la portée de thèmes gréco-égyptiens dans le monde judéo-chrétien. Jean-Sylvain Caillou quant à lui s'interroge sur la valeur des descriptions évangéliques pour montrer comment la définition du tombeau de Jésus comme lieu de mémoire relève d'une construction à valeur théologique.
De son côté, Anne Jacquemin prend l'exemple de Delphes, haut lieu de la mémoire grecque, pour aborder la question du silence des sources littéraires (Plutarque et Pausanias) sur plusieurs constructions du sanctuaire d'Apollon, tandis que Stéphane Lebreton montre, dans une analyse précise et convaincante, comment l'image que transmettent les sources littéraires des Portes de Cilicie comme lieu de mémoire fait de cette région un espace de transition, une frontière mentale entre un Orient proche et un Orient plus lointain.
Une deuxième série de communications, où l'on mesure l'importance des données épigraphiques, explore en quoi la notion de «lieu de mémoire» a pu servir, pour les communautés et les élites civiques, de support à une définition de soi, voire à des revendications identitaires dans le contexte de l'empire romain, en lien avec des configurations politiques ou religieuses.
Prenant l'exemple de l'hérôon du Lycien Opramoas, Claude Bérard étudie de façon brève mais stimulante les implications idéologiques de l'affichage, sous forme d'inscriptions sur les murs du tombeau monumental de ce riche évergète, de ce qui constitue les archives de la cité de Rhodiapolis dont est assuré ainsi le «rayonnement mémoriel» (143).
Si l'on excepte ce cas exceptionnel, tous les articles situent la réflexion dans le domaine des sanctuaires et des cultes: le rôle et l'implication des élites urbaines sont mis en évidence dans les sanctuaires du sud du Péloponnèse (Olivier Gengler) ou dans le sanctuaire de Déméter et Corè à Éleusis (Marietta Horster), dans un article où l'on relèvera l'intérêt d'une analyse visant à montrer comment l'utilisation, à l'époque impériale, de monuments inscrits d'époque classique et hellénistique exposés en l'honneur des élites civiques témoigne de choix révélateurs d'une articulation entre des systèmes symboliques religieux et civiques qui crée différentes strates d'une «histoire imaginaire d'Éleusis» (169). Dans le cas du temple d'Apollon à Daphné (Christian R. Raschle), l'analyse de sa fonction comme lieu de mémoire est replacée dans une approche plus large de la formation de l'identité collective de la ville d'Antioche sous l'Empire romain.
Un troisième groupe traite de la notion de «lieu de mémoire» en tant qu'instrument du pouvoir impérial dans la définition de lieux de commémoration gréco-romains. La fondation de Nicopolis par Octavien-Auguste en souvenir de la bataille d'Actium est ainsi envisagée non seulement dans ses visées idéologiques en lien avec la politique augustéenne (Éric Guerber), mais aussi replacée dans une évolution qui, des Julio-Claudiens aux Sévères, inscrit dans la durée le symbolisme attaché au lieu de cette victoire romaine.
Deux communications s'attachent à mettre en valeur la double dimension, grecque et romaine, d'une mémoire recomposée par des empereurs soucieux, à des fins de légitimation dynastique, de s'approprier le prestige de lieux marqués par des figures emblématiques du passé grec, tel Alexandre dont les conquêtes sont prises comme référence à Issos par Septime Sévère (Caroline Blonce) et par Caracalla lors de sa campagne d'Orient (Agnès Bérenger).
Une présentation matérielle très soignée, de multiples indices, ainsi qu'une liste des ouvrages cités établie systématiquement à la fin de chaque contribution font de cet ouvrage un outil de travail et de référence d'autant plus appréciable que le lecteur, face à une notion complexe, est utilement guidé par les pistes de réflexion rassemblées par Anne Bielman dans une synthèse conclusive. Les exemples très divers traités dans le volume peuvent être ainsi rattachés à quelques grandes lignes de force qui structurent une approche globale des lieux de mémoire utile à une compréhension plus fine des enjeux que les pratiques et représentations mémorielles déterminent autant pour le pouvoir romain que pour les communautés grecques.
Yves Lafond