Giovanni Careri: La torpeur des Ancêtres. Juifs et chrétiens dans la chapelle Sixtine (= L'histoire et ses représentations; 9), Paris: Les Éditions de l'EHESS 2013, 328 S., 156 Abb., ISBN 978-2-7132-2383-9, EUR 36,00
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La série des "Ancêtres" peints par Michel-Ange dans les lunettes et les cintres de la chapelle Sixtine fait l'objet d'une nouvelle étude par Giovanni Careri. L'auteur explore en trois chapitres la question de leur identité, à partir de la notion de "torpeur" dans laquelle ils sont "enfermés", en "marge" des Sybilles et des prophètes et en étroit "dialogue" avec les autres fresques. Par un choix méthodologique novateur, faisant converger les dimensions anthropologiques, typologiques et historiques de ces scènes, Careri invite le lecteur à repenser "l'altérité" des "Juifs". Le livre est structuré de manière thématique et les jalons de son questionnement, présentés dans les deux premiers chapitres, sont repris et approfondis dans la troisième partie qui est la plus longue, la plus dense et la plus intéressante.
Le premier chapitre décrit les pistes choisies à partir des concepts d'"histoire" et de "chair", tirés des épîtres de saint Paul et développés dans l'exégèse jusqu'aux théologiens du pape Paul III. Cette perspective permet à Careri de définir l'identité du "Juif", que Michel-Ange développe dans la figure des Ancêtres d'après "la vie selon la chair" qui s'oppose à "la vie selon l'esprit" du "chrétien". Un dialogue est alors établi avec les images de l'Ancien et du Nouveau Testament. La pertinence de cette nouvelle approche apparaît notamment à travers de nombreuses références aux thématiques que Michel-Ange dépeint aussi dans le Jugement Dernier.
Parmi les principales études auxquelles Careri fait référence, on peut relever celles de Georges Didi-Hubermann pour la composition du Jugement Dernier, Victor Stoichita pour la problématique de "l'identité" de la peau tenue par le saint Barthélemy du Jugement Dernier, Carlo Ginzburg et Adriano Prosperi pour les relations que Michel-Ange a entretenues avec un groupe spirituel marginal, les "Spirituali", pour lequel la théologie pauline de la "chair" avait une place centrale, et Aby Warburg pour la réception de l'Antiquité dans les figures centrales du Jugement Dernier, dont le Christ / Juge. Mais Careri reprend avant tout les pistes de lecture qu'Aby Warburg développe dans son "Atlas Mnemosyne", pour les approfondir et les compléter par un riche appareil iconographique (surtout dans le troisième chapitre).
Dans la deuxième partie, Careri discute de la fonction des fresques en les situant dans leur contexte d'origine: il aborde le problème de la transmission, et notamment celui des rituels de l'élection des papes, en proposant de relire les fresques à partir des termes d'"imminence", qu'il emprunte à Walter Benjamin, et de "passage", développé par Sergueï Eisenstein; il rappelle aussi que la présence des "Juifs" dans la chapelle Sixtine n'est pas un hasard, cette population de Rome étant fortement liée aux papes, comme l'a montré Erich Auerbach.
Le troisième chapitre explore la série des Ancêtres de Michel-Ange en développant des hypothèses de Creighton Gilbert. Ce dernier a su interpréter les tâches domestiques auxquelles ils sont souvent "relégués" en mettant en relation leurs poses renfermées avec la fatigue du peuple hébreu ou avec la figure de Joseph dans les Nativités qui, selon Ruth Mellinkoff, en fait une "image du Juif". Careri pointe du doigt des détails iconographiques marquant l'altérité des Ancêtres par rapport aux autres figures vétérotestamentaires, en conduisant le lecteur d'une lunette à l'autre. Il étaie son étude par des références précises à l'infamie à laquelle étaient soumis les Juifs contemporains de Michel-Ange, tels les signes de distinction relevés par Barbara Wish ou la nudité des Juifs paraissant en public lors des Carnavals étudiée par Martine Boiteux, ainsi qu'au concept d'appartenance des Juifs au pape, abordé par Carlo Ginzburg.
Prenant pour point de départ la "carnalité" des Ancêtres s'opposant à la conception pauline de la vie selon l'esprit, Careri propose finalement un "Atlas des Ancêtres du Christ" selon la méthode d'Aby Warburg. Il ouvre de nouvelles pistes de lecture pour éclairer leur torpeur, renvoyant notamment au péché d'"acédie", vivement critiqué par Savonarole et qui rappelle la "mélancolie" présente dans les "autoportraits" de Michel-Ange (une hypothèse de Fabrizio Mancinelli voit un tel autoportrait dans l'un des Ancêtres à la pose mélancolique). Careri montre en quoi la dimension anthropologique des Ancêtres se situe dans une perspective générationnelle, qui n'avait pas encore été explorée: ils ont été peints sous le signe de la "continuité", mais leurs "signes distinctifs" et leur torpeur indiquent une rupture formelle par rapport au passé. L'auteur interroge pour finir les degrés de "l'effacement identitaire" visible dans la peau tenue par saint Barthélemy, qui inaugure la fin de la présence des Juifs dans la Rome chrétienne, parallèlement à la création du ghetto voulu par le pape.
En conclusion, Careri propose de continuer la réflexion autour de la figure de la "torpeur" au XXe siècle, selon la perspective trans-historique de Benjamin. Dans les mises en scènes de Samuel Beckett, et principalement dans En attendant Godot, les acteurs sont souvent assis de la même manière que les Ancêtres de Michel-Ange, par conséquent, leur pose rappelle une actualité contemporaine.
Careri propose dans cet ouvrage très bien illustré une interprétation convaincante et nouvelle des "Ancêtres" de Michel-Ange dans la chapelle Sixtine. S'appuyant sur l'exégèse paulinienne et sur l'approche d'Aby Warburg, il offre une analyse interdisciplinaire de la "torpeur des Ancêtres", cristallisant par leur identité et leur présence, dans ce lieu hautement significatif, la question de "l'Autre".
Maria Portmann