Martin Schieder: Au-delà des Lumières. La peinture religieuse à la fin de l'Ancien Régime (= Passagen / Passages. Deutsches Forum für Kunstgeschichte / Centre allemand d'histoire de l'art; Vol. 53), Paris: Éditions de la Maison des sciences de l'homme 2015, XVI + 428 S., 113 Abb., ISBN 978-2-7351-2064-2, EUR 48,00
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Martin Schieder / Isabelle Ewig (Hgg.): In die Freiheit geworfen. Positionen zur deutsch-französischen Kunstgeschichte nach 1945, Berlin: Akademie Verlag 2006
Hans-Werner Schmidt / Jan Nicolaisen / Martin Schieder (Hgg.): Eugène Delacroix & Paul Delaroche. Geschichte als Sensation, Petersberg: Michael Imhof Verlag 2015
Martin Schieder: Im Blick des Anderen. Die deutsch-französischen Kunstbeziehungen 1945-1959. Mit einem Vorwort von Werner Spies und einem Gedicht von K.O.Götz, Berlin: Akademie Verlag 2005
Publié initialement dans sa version allemande en 1997 (Jenseits der Aufklärung. Die religiöse Malerei im ausgehenden Ancien Régime, Berlin: Mann), l'ouvrage de Martin Schieder avait fait date par la richesse de son contenu et venait combler un manque historiographique important. La peinture religieuse en France sous l'Ancien Régime est, en effet, rarement l'objet d'études exclusives. Si les travaux universitaires s'orientent volontiers vers l'étude monographique d'un lieu de culte ou de la carrière d'un peintre, peu de projet ne vient par la suite coordonner ces recherches et créer une synthèse sur le sujet. Pourtant, aujourd'hui encore, les pages qu'Antoine Schnapper, Christine Gouzi et Anne Le Pas de Sécheval ont consacrés à la peinture religieuse des XVIIe et XVIIIe siècles, de Jean Jouvenet à Jean Restout ou encore Carle van Loo, constituent des textes de référence par leurs découvertes et leurs réflexions, indispensables pour poursuivre la recherche sur l'art religieux en France avant la Révolution. Le sujet constitue néanmoins un champ d'étude renouvelé depuis quelques années. L'exposition actuelle du Petit Palais à Paris (Le Baroque des Lumières. Chefs d'œuvre des églises parisiennes) témoigne ainsi de l'intérêt de la peinture religieuse sous l'Ancien Régime et particulièrement au Siècle des Lumières. La traduction française du livre de Martin Schieder est d'ailleurs préfacée par Christophe Leribault, directeur du Petit Palais. Cette publication française a été en grande partie permise grâce à l'obtention du Prix Marianne Roland Michel en 2012. D'un point de vue strictement éditorial, l'édition de la Maison des sciences de l'homme reprend exactement l'édition allemande de 1997 (illustrations couleurs et noir et blanc, table des matières) et bénéficie d'une traduction exemplaire qui facilite grandement l'accessibilité d'un titre fondamental pour les chercheurs français. Cependant, deux textes s'y ajoutent: la préface précédemment évoquée et un "Avant-propos" de l'auteur qui fait figure de note d'intention: mettre en perspective l'histoire politique, sociale, artistique, religieuse et philosophique du siècle des Lumières avec la peinture religieuse contemporaine.
L'auteur observe d'abord un changement profond de l'image religieuse, qui, d'œuvre de dévotion devient œuvre d'art. En effet, avec la systématisation des Salons et la naissance de la critique, le regard du public s'affranchit de la doxa, la parole est multiple et le jugement se fait donc aussi par le truchement de critères esthétiques et non plus exclusivement théologiques. À l'exception de Diderot, rares sont les commentateurs à s'intéresser à la peinture religieuse, dans la mesure où, à partir du milieu du XVIIIe siècle, le renouvellement de la peinture d'histoire s'oriente davantage vers le renouvellement des sujets et des sources d'inspiration.
Ce changement de perception de la peinture religieuse s'explique-t-il aussi par une évolution des attentes des commanditaires? Martin Schieder analyse les modalités de la commande en identifiant les "trois clients potentiels" (184): royal, ecclésiastique, privé. La commande royale est moins ambitieuse qu'au siècle précédent, à l'exception notable de la chapelle de l'École militaire. Pour l'auteur, la désacralisation du pouvoir est le signe d'un changement du discours monarchique qui ne peut plus utiliser la peinture religieuse à des fins politiques, contrairement à Louis XIV. Le collectionnisme et la commande privée contribuent aussi à un changement de valeur dans la perception de la peinture religieuse. Au moment où la peinture glisse de l'église au cabinet d'amateur, sa fonction religieuse se transforme en fonction de modèle stylistique. Ce passage de l'œuvre cultuelle à l'objet d'art s'accompagne irrémédiablement d'une mutation du regard. Cependant, le XVIIIe siècle n'est pas le siècle de l'athéisme et voit, bien au contraire, la multiplication des courants religieux (quiétisme, mysticisme, ésotérisme, superstition,...). C'est davantage le "catholicisme orthodoxe" (171) qui est visé par la critique. Martin Schieder fonde sa démarche sur la sociologie de la religion pour démontrer la laïcisation de la commande et la perte de sociabilité de la foi catholique (dissolution des confréries, diminution du nombre d'ex-voto, abandon des Grands Mays à Notre-Dame et à Saint-Germain-des-prés). Malgré quelques cas prestigieux (cycle de saint Augustin à Notre-Dame-des-Victoires à Paris), la commande ecclésiastique se détourne également de la grande peinture au profit des embellissements de chœur et des réaménagements du mobilier liturgique. Avec les bouleversements religieux du siècle, marqué notamment par la question épineuse du jansénisme et l'expulsion des jésuites, l'auteur conclut à une "crise de la promotion de l'art par le clergé".
La question sociale, politique et théologique se complète par une approche iconographique et stylistique dans les deux derniers chapitres. Les sujets sont réorientés selon une norme elle-même redéfinie. Le vérisme post-tridentin des scènes de martyres est l'objet de nombreuses critiques considérant qu'il ne facilite pas la dévotion spirituelle du fidèle à la recherche de réconfort. Dans une perspective de renouvellement de la peinture d'histoire, on condamne la mise en scène exacerbée, l'expression déclamatoire et la théâtralisation de la souffrance, au profit d'une valorisation du héros, certes pathétique, mais digne et noble. Dans la deuxième moitié du siècle, suivant une évolution parallèle à l'art funéraire, la mort n'est plus synonyme de destruction, mais de salut. Désormais, la mise en scène mélodramatique privilégie une "bonne mort": ce n'est plus la fin visible qui est mis en exergue mais bien le commencement invisible. À ce propos, l'irruption du divin dans le quotidien ne se matérialise plus que sous la forme du rayon de lumière, et la multiplication des gloires corrobore parfaitement cette analyse. Or, au milieu du siècle, la plus grande gloire parisienne, conçue par Falconet pour la chapelle de la Vierge de l'église Saint-Roch, reçut un accueil très critique dans sa prétention à figurer l'immatériel et dans son incapacité à créer un lien cohérent avec la voûte peinte de Jean-Baptiste Pierre. Gloires ou plafonds di sotto in sù sont désormais écartés pour excès d'illusionnisme et la représentation de la transcendance divine passe davantage par l'abstraction. La peinture religieuse oriente donc ses critères de composition vers la vraisemblance et fixe comme limites celles de la "vérité historique". Dans son dernier chapitre, l'auteur reprend ensuite les traditionnelles catégorisations des langages picturaux qui marquent le siècle, entre tendance galante, simplicité et préromantisme.
Martin Schieder appuie l'ensemble de sa remarquable et convaincante démonstration par une mise en regard des œuvres avec les faits religieux, politiques, sociaux et artistiques. Les œuvres étudiées deviennent la parfaite illustration de matériaux historiques divers et complémentaires, brillamment exploités tout au long de cet ouvrage passionnant qui propose de définir l'identité de la peinture religieuse par le regard, la pensée et le jugement du siècle des Lumières.
Sébastien Bontemps