Dominique de Courcelles: Les formes laïques de la philosophie. Raymond Lulle dans lhistoire de la philosophie médiévale (= Instrumenta Patristica et Mediaevalia; 81), Turnhout: Brepols 2018, 254 S., ISBN 978-2-503-58013-5, EUR 70,00
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Par son titre, l'ouvrage s'inscrit d'emblée dans le sillon tracé par Ruedi Imbach en 1996 et que l'on appelle aujourd'hui « le défi laïque ». Lorsqu'il écrit, en effet, Dante, la philosophie et les laïcs, dans la collection Vestigia, R. Imbach s'intéresse à une modalité marginale de la production du savoir à l'époque médiévale : la production hors-université, d'une part, et la production des non-clercs d'autre part. Les laïcs qu'il étudie ne sont pas moins que Dante, Ramon Lull, Brunetto Latini et Arnaud de Villeneuve. Quelques années après, en 2013, avec la précieuse collaboration de Catherine König-Pralong, il réitère la question : Le défi laïque : existe-t-il une philosophie de laïc au Moyen Âge ? Dans le contexte d'un monopole culturel de l'Église mais aussi d'une aristocratie intellectuelle des universitaires surtout parisiens, la question se pose des rapports entre les laïcs et la philosophie. Quelles prétentions des laïcs à l'égard des savoirs philosophiques ? Quelle place de la philosophie en dehors de l'institution cléricale et universitaire ? Quelle acception de la philosophie à partir du moment où elle est décléricalisée ? Finalement, pourquoi la philosophie ? Depuis ces jalons fondateurs, les études sont lancées. C'est ainsi qu'à l'occasion du septième centenaire de la mort de Raymond Lulle en 2016, un colloque en rassemble les spécialistes sous l'égide de Dominique de Courcelles, qui repose la question d'une « philosophie alternative », celle des laïcs, trop souvent méconnue.
Le volume est ainsi structuré en trois parties : I. Nouvelles formes mystiques et politiques ; II. Raymond Lulle à Paris entre philosophie et théologie ; III. Contrepoints et développements lulliens d'une philosophie des laïcs.
La première partie, en trois contributions, s'attache à rendre compte de l'Art lullien (Ars generalis Ultima), cette manière d'écrire et de penser qui entend dépasser la distinction institutionnelle entre philosophie et littérature pour mieux proposer un art dynamique et systématique. Laïc et autodidacte, c'est pourtant par le biais d'une expérience mystique, dite « illumination divine », en 1274-1275, dix ans après sa « conversion », que Lulle entreprend sa nouvelle manière d'écrire. Il raconte cette expérience mystique dans sa Vita coetana en 1311 : comme saint François, il reçoit la visite divine sur une montagne, celle de Randa. Comme pour Paul, l'apôtre lui-même objet d'une révélation divine, son expérience mystique vise surtout à faire de lui un apôtre et écrivain pour composer un livre « qui serait le plus efficace du monde contre les erreurs des infidèles ». Comme Moïse sur le Sinaï, comme Ézéchiel qui mange le rouleau pour parler aux enfants d'Israël, Raymond reçoit le livre de la Révélation d'en haut. L'hypothèse que formule alors Dominique de Courcelles est audacieuse, et pertinente : et si la comparaison la plus probable suggérée par Raymond lui-même était celle avec le Prophète ? Raymond aurait-il voulu imiter le Coran, descendu du ciel et le Prophète dont la tradition musulmane souligne l'ignorance avant sa rencontre de l'ange ? « Ainsi Raymond ne cesse d'évoquer sa qualité de non-clerc et d'autodidacte inspiré par Dieu » (30). Et l'Art lullien, art ultime et dernière des révélations, vient ainsi annuler la révélation coranique.
Amador Vega reprend l'analyse de la mystique lullienne à partir d'un texte précis, le De raptu dont il montre l'influence sur la création artistique du XXe siècle, notamment dans la Grande Crucifixion de Dali (Corpus Hypercubus, 1954) et les artistes catalans (Ramon Sibiuda et Gaudí). Fernando Dominguez montre comment l'Art lullien, si mystique dans son inspiration, peut également donner lieu à une vision politique, celle d'une humanité où les divergences confessionnelles seraient absorbées dans le dialogue.
Dans la deuxième partie, Raymond Lulle est évoqué dans son lien à l'Université de Paris où il a séjourné à trois reprises (1287-1289, 1297-1299, 1309-1311). Josep Rubio évoque le premier séjour du philosophe à Paris en 1289. Le catalan vient y tester son Art devant maîtres et étudiants. Intrigués, l'accueil n'est pas hostile mais la réception s'avère un échec tant il est vrai que les esprits, formés aux mœurs scolastiques, peinent à accueillir la débordante créativité de la pensée lullienne. Lulle reprend, après 1290, son œuvre en y distillant plus de « Saint Thomas », comme s'il lui fallait littéralement « traduire » un peu de ses propos dans la langue de l'École. Jacques Verger dans la contribution suivante insiste plutôt sur l'accueil qu'il juge finalement bienveillant des maîtres parisiens en donnant un facteur explicatif de cette ouverture : contre toute attente, J. Verger montre que « les maitres et étudiants ne dédaignaient pas de posséder, de lire et parfois même de produire eux-mêmes des écrits sortant de ces cadres statutaires et témoignant de goûts ou d'intérêts, parfois archaïsants, parfois novateurs, en tout cas originaux par rapport à ceux offerts par le modèle culturel universitaire » (134). Aspect méconnu de l'Université de Paris qui mérite attention.
Ruedi Imbach se devait de figurer dans le volume. Ici, il montre la fortune du lullisme aux XIVe et XVe siècles, à travers ses thuriféraires (Thomas Le Myésier) ou ses détracteurs (Nicolas Eymerich et Jean Gerson). Ce que Gerson reproche au lullisme, c'est sa radicale originalité et sa nouveauté par rapport à la saine tradition, comme on peut le lire, en 1423, dans le Super doctrinam Raymundi Lulli.
En troisième partie enfin, Dominique de Courcelles présente en contre-point la figure d'Arnau de Vilanova. Maître en médecine, théologien laïc et prophète, il est le plus célèbre contemporain de Lulle et avec lui, tend à prouver la présence des laïcs dans la vie intellectuelle et scientifique de la deuxième moitié du XIIIe siècle. Enfin, Gabriel Pujol et Antoni Ferrando retracent la postérité du lullisme, respectivement à Majorque et à Valence à la fin du Moyen Âge.
Comment ne pas penser qu'en revisitant ainsi ces figures de philosophes laïcs, historiens et historiens de la philosophie rendent au Moyen Âge la part d'originalité qui l'a travaillé en profondeur et la marginalité créatrice qu'on ne lui prête que trop peu ?
Bénédicte Sère