Irène Dietrich-Strobbe: La Charité à Lille à la fin du Moyen Âge. Sauver les riches (= Bibliothèque d'Histoire Médiévale; 24), Paris: Classiques Garnier 2020, 605 S., ISBN 978-2-406-09405-0, EUR 59,00
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De 1237 à 1530 la ville de Lille comptait seize hôpitaux, sept charités et deux orphelinats. Dans son livre issu d'une thèse de doctorat soutenue en cotutelle aux universités de Gand et de la Sorbonne, dont les deux directeurs de thèse Marc Boone et Élisabeth Crouzet-Pavan signent chacun une préface, Irène Dietrich-Strobbe analyse ces institutions d'assistance sociale sous tous leurs aspects imaginables: sociaux, économiques, spatiaux, matériels, spirituels, symboliques et j'en passe.
En se penchant sur la définition du pauvre qui, contrairement au nécessiteux, est une construction sociale, d'ailleurs clairement sélective, le premier chapitre pose la question des critères d'admission des pauvres d'abord en ville et puis dans une de ces institutions. Il fait bien ressortir comment le franchissement des portes de la ville et d'un hôpital est un acte symbolique : l'acceptation d'un nécessiteux comme pauvre digne de la charité urbaine et d'une maison particulière est toujours une manifestation de pouvoir (45).
Le chapitre II réfléchit sur la construction de la mémoire et présente les vecteurs de la mémoire urbaine notamment à propos de la fondation de l'hôpital Notre-Dame par la comtesse de Flandre, Jeanne de Constantinople. Il faut y compter non seulement les archives, mais encore les édifices mêmes, des inscriptions épigraphiques, des îlots locatifs, les cloches, collections de reliques, processions et mystères, lettres d'indulgence etc. C'est dans ce chapitre qu'on regrette le plus l'élimination des illustrations qui figuraient, selon l'introduction, dans la version originale de la dissertation doctorale.
Le 3e chapitre analyse le financement des actions charitables et partant l'hôpital comme acteur économique de premier plan dans la ville de Lille. L'auteure fait bien ressortir que c'est la dotation initiale et sa gestion fructueuse qui assurent le succès (financier) de l'institution plutôt que les aumônes postérieures. En ce sens, la charité est la fille de la prospérité (199).
Le rôle économique de l'hôpital est encore au centre du 4e chapitre qui se penche sur la gestion quotidienne, notamment l'achat et la vente de produits de consommation, l'engagement de personnel et les investissements, à quoi il faudrait rajouter la location d'immeubles, évoquée au chapitre II comme particularité des hôpitaux lillois. De manière très raffinée l'auteure lit les comptes de l'hôpital Comtesse, source fondamentale pour l'ensemble de son ouvrage, non seulement comme document comptable, mais aussi comme chronique et source mémorielle.
Au chapitre V elle reconstruit la trajectoire des dirigeants et gestionnaires des hôpitaux lillois : le milieu charitable serait plutôt constitué de familles qui constituaient le milieu du magistrat urbain, mais dont les membres secondaires ne pouvaient accéder eux aussi aux plus hautes fonctions urbaines, démonstration qu'on aurait aimé voir renforcée par des crayons généalogiques. Plus que leurs dons leur compétence et leur service du prince prédestinaient ces hommes et femmes, laïcs et chanoines, à une telle charge. Sur ce point, les recherches d'Irène Dietrich-Strobbe se distinguent nettement des résultats de l'historiographie sur les hôpitaux dans l'espace germanique. Si elle prétend que « le rôle des bourgeois dans la gestion des institutions charitables est encore peu étudié » (375), il faut lui signaler e. a. les publications de Matthias Kälble sur l'hôpital du Saint-Esprit de Fribourg-en-Brisgau qui servait de point d'ancrage de la bourgeoisie pour s'opposer au seigneur de la ville.
Au dernier chapitre l'auteure montre comment les ducs de Bourgogne, successeurs des comtes de Flandre, ont progressivement étendu leur emprise sur la plupart des institutions charitables de la ville de Lille. Pour l'auteure il ne fait pas de doute que cet engagement social est une des raisons pourquoi la paix sociale a pu être préservée à Lille et que la ville n'a pas suivi les mouvements insurrectionnels récurrents de bien d'autres villes flamandes. D'autre part ces constations confirment, par un tout autre biais, mes propres recherches qui m'avaient conduit à rejeter le terme de « municipalisation », forgé par Siegfried Reicke, malgré une laïcisation certaine, dans l'évolution de la gestion des hôpitaux.
Cette démonstration magistrale, Irène Dietrich-Strobbe la conduit essentiellement à partir des sources comptables de l'hôpital Comtesse bien conservées pour le dernier tiers du 15e siècle, alors que les archives avaient été détruites dans un incendie de l'hôpital en 1467. Mais si possible elle élargit son propos tant aux siècles précédents aussi bien qu'aux autres institutions d'assistance sociale dans la ville dont certaines étaient d'initiative municipale ou des fondations bourgeoises. Il est vrai que ses comparaisons entre l'énorme machine que constituait l'hôpital Comtesse et les autres quinze hôpitaux lassent un peu le lecteur, car le résultat est toujours le même, le déséquilibre entre ces institutions est évident dès leur fondation respective.
Mais au-delà d'une histoire de la pauvreté et de l'action charitable qui - comme l'indique le sous-titre - « sauvait les riches » plutôt que de réduire la pauvreté en ville - ce qu'avait déjà été la thèse de Daniel Le Blévec pour la Provence ou de Brigitte Pohl-Resl pour la ville de Vienne en Autriche -, le livre fournit un tableau extrêmement riche et nuancé de la société et de l'économie ainsi que de l'organisation institutionnelle médiévales de la ville de Lille, à tel point que certaines digressions, notamment sur les structures économiques, enfoncent des portes ouvertes à qui est familier de l'histoire urbaine médiévale. Mais surtout il fait ressortir l'emprise durable des comtes de Flandre puis ducs de Bourgogne sur une ville que Philippe le Hardi n'a pas choisi par hasard pour y établir la chambre des comptes compétente pour tous les territoires septentrionaux de la maison de Bourgogne.
S'il faut regretter l'absence de toute illustration, et surtout d'un plan de la ville de Lille et d'une carte renseignant les propriétés des hôpitaux lillois dans la grande région, s'il est vrai aussi que certains termes (mandé, proismeté, frareuseté, ...) introuvables dans Larousse auraient mérité explication, le style souvent littéraire, inimaginable pour un ouvrage scientifique allemand, rend la lecture de cette thèse très agréable. Le livre vient très heureusement compléter la floraison de publications sur l'univers hospitalier médiéval de ces dernières décennies.
Michel Pauly