Valérie Fasseur: Paradoxes du lettré. Le clerc-poète et son lecteur laïc à l'épreuve des polémiques intellectuelles (XIIIe siècle) (= Publications romanes et françaises; 272), Genève: Droz 2021, 767 S., ISBN 978-2-600-06249-7, CHF 48,00
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Assurément, le livre de Valérie Fasseur est exigeant. Il est ardu, complexe, parfois sibyllin voire abscons. Loin d'être un jugement, encore moins une appréciation négative, cette remarque s'avère la clé de lecture nécessaire pour entrer dans l'œuvre, tant il est vrai que le volume appelle une expérience. Il est un cheminement, au sens initiatique du terme, et ouvre peut-être à un retournement, une metanoia, pour ne pas dire une conversion.
L'ouvrage est composé de huit chapitres distribués en trois parties. La première partie pose les éléments du contexte intellectuel au XIIIe siècle, un temps de polémiques, en trois chapitres : La querelle des universités (c. 1) ; le spectre de l'hérésie (c. 2) ; les condamnations d'Aristote (c. 3). La deuxième partie intitulée « L'art d'écrire pour les laïcs » s'intéresse à la construction / déconstruction de la figure de l'auteur et de son autorité. Qui est le clerc-poète qui écrit pour un public de laïcs au cœur des polémiques de son temps ? Quel est le poids de son autorité ? Enfin, la troisième partie, « Apprendre à lire », aborde plutôt la dimension réceptive de la lecture laïque ou plutôt la nécessaire collaboration entre l'auteur et son lecteur : comment interpréter ? Quelle herméneutique ? Quelle éducation à l'herméneutique ? Quelle maïeutique ?
De quoi s'agit-il plus précisément ? D'un siècle, d'abord, le XIIIe, siècle de violences, de passions, de polémiques. La querelle des séculiers et des mendiants, l'hérésie albigeoise et sa répression, les condamnations d'Aristote à l'Université en sont les trois marqueurs ainsi que le décor d'ensemble. Ensuite, il s'agit de littérature romane à l'adresse d'un public de laïcs. Parce qu'elle est autant spécialiste de langue d'oïl qu'elle est occitaniste, Valérie Fasseur pouvait facilement se mouvoir d'une aire culturelle à l'autre. Elle rassemble ainsi un corpus d'œuvres majeures : Jean de Meun (Le Roman de la Rose), Rutebeuf, La Chanson de la croisade albigeoise, Peire Cardenal et ses poésies, Matfre Ermengaud et son Breviari d'Amor, les trois versions romanes de Barlaam et Josaphat dont celle de Gui de Cambrai, la matière autour du Graal (le Haut Livre du Graal, Perlesvaus, La Queste del Saints Graal, Merlin).
Enfin, il s'agit de théorie de critique littéraire ou encore d'herméneutique : l'enjeu du livre est de comprendre comment une œuvre peut être reçue. Ici, comment l'œuvre médiévale écrite par des clercs peut-elle être lue par un public de laïcs non lettrés ? Comment peut-elle être interprétée ? Ce que montre V. Fasseur, c'est la nécessaire collaboration entre l'auteur, clerc qui se fait poète, et le lecteur, laïc, pourtant enseignable. L'art de lire ainsi entendu par les médiévaux réside en cette collaboration entre poète et lecteur. A la manière d'une visée catéchétique, le clerc se mue en poète pour éduquer les fidèles à l'intelligence herméneutique c'est-à-dire à la pratique de la littérature allégorique et des paraboles. Il l'initie au décryptage du sens littéral sur le modèle de l'herméneutique biblique avec ses quatre sens et lui permet d'accéder au sens spirituel, celui de la senefiance. Le clerc-poète est donc un véritable éducateur, d'autant plus décisif que l'on est en contexte de turbulences spirituelles au XIIIe siècle. Ce souci d'éduquer le laïc à une aptitude herméneutique ressortit directement d'un souci pastoral voire sotériologique : faire de l'acte herméneutique un cheminement initiatique, une expérience du libre-arbitre, et partant, une voie de salut. Car fondamentalement, la liberté d'appréciation forgée par l'exégèse médiévale, et son corollaire, la formation à l'esprit critique, érigent le lecteur en sujet et, ce faisant, en acteur de son salut. D'ailleurs, les juifs associés aux hérétiques, aux hypocrites et aux pécheurs endurcis sont précisément considérés comme ceux qui ne savent pas lire les Écritures, les réduisant à un littéralisme grossier.
Comment alors comprendre le titre : Paradoxes du lettré ? En quoi y a-t-il paradoxe dans cette affaire ? C'est que le clerc-poète vise au didactisme tout en initiant au langage figuré. Ce faisant, le lettré en entrant dans la polémique de son temps, fragilise son statut d'auteur jusqu'à déconstruire son autorité pour ensuite devoir la reconstruire par d'autres biais : Rutebeuf par exemple s'efface en tant qu'auteur pour réapparaître derrière ses personnages, en un jeu de dissimulation-révélation. Figure du « poète maudit », il se met en scène comme poète humilié, insistant sur sa misère, pieuse pratique de mortification et marque de dépossession de soi. A sa manière, il s'anéantit. L'auteur se dit désormais par la voie ascétique et s'esquisse en figure de sainteté. Il s'humilie pour se mieux se dire derrière les figures de saints qu'il met en scène. De même, Matfre Ermengaud fait de l'acte littéraire un geste charitable : par amour des laïcs, il écrit en roman. En ce XIIIe siècle, il est donc une réponse plus efficace aux haines et aux violences que celle de l'institution et de l'autorité ecclésiale : celle de la poésie et de l'allégorie. Pour défendre la même foi que celle de l'Église et de ses représentants, le clerc devenu poète renonce à la voie de l'autoritarisme, de l'anathème, de la répression sous toutes ses formes et celles des censures à répétition qui ponctuent le siècle. C'est une voie parallèle qui ose la charité pour ouvrir à la liberté.
D'où la virtuose mise en abîme qu'opère Valérie Fasseur par sa propre écriture : la parole volontairement obscure voire hermétique est lieu d'interprétation, lieu d'expérience et lieu d'exercice de la liberté, donc lieu de salut. « Le dieu est caché, dissimulé, comme sa parole à décrypter : la grotte dans laquelle il se terre est un lieu allégorique qui alerte sur la nécessité de la vigilance herméneutique » (428). La complexité sibylline est vue comme épreuve qualifiante, aventure, sélection voire élection : « La difficulté du livre, le degré d'obscurité de sa lettre sont nécessaires à l'éducation du lecteur. On n'interprète, c'est un truisme, on n'est tenté d'interpréter, que ce que l'on ne comprend pas, de sorte que la clarté peut être le plus redoutable des pièges : trop de clarté éblouit » (555). Toute littérature, en un sens, est discriminante, mimétique du Jugement Dernier qui sépare les bons des méchants : il y a ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas lire, les bons lecteurs et les mauvais. Sur cette frontière discriminante se tient le passeur, le clerc-poète, en position de médiateur. D'où la valeur de l'énigme, de la métaphore, de l'allégorie, du langage figuré pour accéder à une lecture subtile, source de senefiance, de dévoilements de sens, de « production de sens », de montage de sens. Littéralement, il revient au lecteur, que celui-ci soit médiéval ou du XXIe siècle, d'entrer dans l'aventure herméneutique qui est épreuve de liberté.
On l'aura compris, si le lecteur vainc la tentation de découragement et d'abandon face à la difficulté du volume, s'il persévère, s'il ose l'aventure quelqu'éprouvante qu'elle soit, il en sortira retourné. Libre à lui. « L'auteur abandonne le lecteur à sa liberté de poursuivre ou non sur le même mode sa lecture » (595). On comprend mieux désormais la force du livre de Valérie Fasseur : une lecture exigeante et initiatique dont on ressort transformé, ce qui sans conteste est la marque des grandes œuvres.
Bénédicte Sère