Thomas Krämer: Dämonen, Prälaten und gottlose Menschen. Konflikte und ihre Beilegung im Umfeld der geistlichen Ritterorden (= Vita regularis. Ordnungen und Deutungen religiosen Lebens im Mittelalter. Abhandlungen; Bd. 64), Münster / Hamburg / Berlin / London: LIT 2015, VIII + 741 S., ISBN 978-3-643-12960-4, EUR 79,90
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Martin Browne / Colmán N. Ó Clabaigh (eds.): Soldiers of Christ. The Knights Templar and the Knights Hospitaller in Medieval Ireland, Dublin: Four Courts Press 2016
Helen J. Nicholson (ed.): The Proceedings against the Templars in the British Isles, Aldershot: Ashgate 2011
Sam Zeno Conedera, SJ: Ecclesiastical Knights. The Military Orders in Castile, 1150-1330, New York: Fordham University Press 2015
Si l'histoire des ordres militaires a longtemps pâti d'une approche quelque peu autoréférentielle, le livre présenté ici montre bien que ce stade est désormais dépassé. L'objet porte sur les conflits qui ont opposé les ordres du Temple, de l'Hôpital et des Teutoniques aux autres institutions ecclésiastiques, séculières et régulières, dans le Midi de la France et en Haute-Allemagne. Centrée sur les trois ordres militaires internationaux, l'étude proposée par Thomas Krämer n'en explore pas moins les arcanes institutionnelles de l'Église des XIIe-XIVe siècles, en replaçant toujours les litiges dans leur contexte politique et ecclésiologique (le tournant pastoral du XIIIe siècle, la croisade albigeoise, l'interrègne succédant à l'éviction des Staufen...). L'ouvrage dépasse donc de loin la seule question des conflits. Au lecteur germanophone, il offre une introduction détaillée à l'histoire des ordres militaires et aux structures ecclésiastiques dans le Midi français. De manière plus générale, il fournit une mise au point argumentée sur des questions institutionnelles et juridiques qui traversent l'historiographie des ordres militaires sans jamais avoir vraiment fait l'objet d'une réflexion poussée.
La première partie présente les positions de la recherche et la méthode qui fait appel à la littérature anthropologique et politique sur la gestion des conflits. L'analyse s'appuie sur quelques sources normatives (statuts synodaux et conciliaires, sommes canoniques telle celle d'Henri de Suse) et surtout sur la documentation d'archive (donations d'églises, chartes d'arbitrage, lettres papales...). Les actes de la pratique transcrivent assez bien les processus de règlement des litiges, mais sont moins clairs sur les motivations des litigants et sur les origines des conflits, tandis que la décision finale demeure parfois inconnue. Le choix de deux espaces éloignés impose un décalage chronologique puisque, pour le Midi, l'étude est menée de l'implantation des ordres dans le premier tiers du XIIe siècle, jusqu'à la fin du Temple et jusqu'aux années 1370 pour l'Hôpital, tandis que l'activité teutonique en Franconie porte plutôt sur les années 1260-1435. Dans ces limites, l'auteur a pu recenser 473 conflits dont 234 concernent le prieuré de l'Hôpital de Saint-Gilles, 175 la province de Provence du Temple et 64 seulement la baillie teutonique de Franconie (qui englobe également la Bavière et la Souabe orientale). Bien que la citation ayant donné son titre à l'ouvrage - « Demones et praelati ac homines impii » - soit tirée d'un mémoire contre le clergé séculier provenant probablement de Franconie, ce dernier espace apparaît donc largement moins conflictuel.
La deuxième partie traite des motifs et des enjeux des conflits. Chaque type de cause fait l'objet d'un chapitre (l'exemption, les dîmes, les droits de sépulture, les propriétés) qui adopte toujours la même structure : fondements juridiques et canoniques des libertés pour chacun des ordres, puis examen des mobiles et des modes de règlement des conflits. Au-delà des questions financières, les dîmes et les revenus attachés aux sépultures ont représenté un enjeu ecclésiologique, notamment dans le Midi où l'acceptation de ces différentes taxations était considérée comme une reconnaissance du dominium de l'épiscopat et de la papauté. Par contraste avec la Franconie, le Midi, marqué par la croisade albigeoise et par les pulsions anticléricales, a connu une exacerbation des tensions liées, d'un côté à l'inhumation des excommuniés et à l'interdit, de l'autre à la portio canonica sur les legs. Si ces questions furent réglées par des arbitrages locaux repris par la législation synodale, les problèmes de la dîme et de l'exemption sont restés pendants jusqu'aux conciles de Latran IV et de Vienne. Hors de la situation des églises paroissiales, dont le contrôle se trouvait au fondement de la juridiction épiscopale (présentation du desservant, droit de visite, synode, taxes...), les litiges de dimension plus économique (moulins, élevage...) se résolvaient plus facilement par le jeu des compensations financières.
La troisième partie examine les mécanismes de règlement des conflits. Les ordres militaires ont systématiquement recherché l'aide de la papauté, d'où l'importance de l'appel en cour de Rome. Sont donc traités les types de délégation du pape pour l'examen des causes, puis les conservateurs et restituteurs - jusqu'alors jamais évoqués dans les travaux sur les ordres militaires - qui étaient des sortes de légats permanents chargés de protéger les intérêts des commanderies. L'auteur pointe les limites de l'action des délégués du Siège apostolique, d'une part parce que leur autorité était parfois contestée, d'autre part parce que le recours à ces derniers pouvait être freiné par les coûts de la procédure. Finalement, se distinguent ici les Teutoniques qui, dès la maîtrise d'Hermann de Salza, disposaient d'un procureur à la curie.
Le mode dominant de règlement passait par les négociations bi- ou multilatérales dont les différentes procédures sont finement analysées. Leur caractère informel rend, toutefois, difficilement saisissable les rôles et statuts des divers intervenants - arbitres, dignitaires des institutions en litige, témoins. Ces pratiques compromissoires reposaient sur une quête du consensus et un pragmatisme qui, de fait, posent la question de l'efficacité du droit prescrit par les lettres pontificales. Les failles du compromis apparaissent elles-mêmes dans les stratégies d'évitement et les manœuvres dilatoires qui aboutissaient parfois à l'enlisement des conflits, dont certains pouvaient s'étendre sur près d'un demi-siècle. D'abord majoritairement issus de l'épiscopat, les médiateurs et juges furent, à partir du milieu du XIIIe siècle, plutôt désignés parmi les laïcs formés au droit. Dans tous les cas, pour être acceptés, ces arbitres devaient relever des mêmes milieux sociaux que les parties, ce qui rend ici le concept de neutralité tout à fait anachronique.
Cette ample recherche s'appuie sur un corpus étoffé de sources tant éditées qu'inédites - issues d'une vingtaine de dépôts en France, en Allemagne et à Rome - et sur une bonne maîtrise de la bibliographie, générale et régionale. Entre la soutenance de cette thèse de doctorat en 2010 et sa publication, une mise à jour tenant compte des dernières recherches sur les ordres militaires dans le Midi (Y. Mattalia, B. Salles, D. Carraz ...) aurait probablement permis d'éviter quelques erreurs de détail - le sermon du ms de Nîmes ne doit pas être attribué à Hugues de Payns (43) mais à Hugues de Saint-Victor, les reliques de Manosque ne sont pas celles de Gérard 'Tenque' (51) mais celles de saint Géraud d'Aurillac, l'évêque d'Avignon n'a jamais donné d'église au Temple en 1130 (181), etc. Quelques points resteraient à préciser - comme la distinction entre decima (dîme), decimum et décime ou bien la question de la fiscalité liée à la paix de Dieu - tandis qu'il est contestable de minimiser l'usage que les frères ont pu faire des privilèges pontificaux sous prétexte qu'ils ne connaissaient pas le latin (610) - les recherches en cours montrent que ce présupposé est erroné. Mais, au-delà de ces questions ici secondaires, on s'interroge plutôt sur les limites de la comparaison entre Midi français et Haute-Allemagne dans la mesure où ces deux provinces offrent finalement assez peu de points communs.
Dans ce cadre, le fait que seuls soient envisagés les conflits avec les autres institutions ecclésiastiques conduit à délaisser tout un pan des relations sociales et politiques des ordres militaires. Leur implantation fut en effet marquée par des conflits avec les propriétaires laïques (dons mal acceptés, héritages contestés, limites de propriété...), les communautés d'habitants (police rurale, basse justice, autonomie politique...) et les pouvoirs princiers (juridictions, bornages...). Passer complètement sous silence ces multiples tensions, particulièrement nombreuses aux XIIIe-XIVe siècles, c'était s'interdire d'élargir l'analyse à d'autres mécanismes de règlement et de voir le glissement des arbitrages pragmatiques, insérés dans les sociétés locales, vers des procédures plus institutionnalisées relevant de logiques bureaucratiques. On conçoit que ce serait un mauvais procès de demander à un livre déjà fort de 600 pages de texte d'envisager encore ces derniers aspects. Mais plutôt qu'une comparaison, finalement peu opératoire d'un point de vue heuristique, entre Franconie et Midi, il aurait pu être plus pertinent de centrer entièrement le propos sur le Languedoc et la Provence, en optant ainsi pour une approche globale des conflits impliquant Templiers et Hospitaliers.
Damien Carraz