Damien Boquet: Sainte vergogne. Les privilèges de la honte dans lhagiographie féminine au XIIIe siècle (= Polen-Pouvoirs, Lettres, Normes; 18), Paris: Classiques Garnier 2020, 551 S., ISBN 978-2-406-10315-8, EUR 49,00
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À la croisée de l'histoire des émotions (44-48) et de l'histoire des femmes, Sainte Vergogne de Damien Boquet ambitionne d'élaborer une anthropologie historique de la honte, définie en introduction (15-50) comme un dispositif d'abaissement incluant des situations sociales et des formes d'expression émotionnelle spécifiques. L'analyse, structurée en six chapitres suivis de seize annexes (411-485), une bibliographie (487-537) et deux index (539-545), cherche à historiciser l'émotion de la honte à partir de l'hagiographie féminine du XIIIe siècle, terrain d'étude fructueux car « lieu où s'opère la rencontre entre des expériences féminines et leur mise en discours cléricale » (45). Toutefois, contrairement à ce qu'annonce le soustitre de l'ouvrage, le propos ne couvre pas l'intégralité de l'hagiographie féminine du XIIIe siècle mais repose plus strictement sur deux ensembles hagiographiques majeurs (28-43), celui des mulieres religiosae des Pays-Bas méridionaux (treize récits sur douze femmes) et celui complémentaire de l'Ombrie (dix-sept textes sur seize femmes), tous deux rédigés par des hommes d'Église.
Le premier chapitre « La honte, cette faiseuse d'histoire » (51-98) offre un panorama de la place de la honte dans le champ des sciences humaines auxquelles l'historien se propose d'emprunter plusieurs outils, tels que le scénario prototypique ou la double notion honte-culpabilité, de manière à penser la honte comme objet culturel historique en s'appuyant sur une évaluation lexicale des mots de la honte et des catégories de pensée afférentes, ainsi que sur un examen des discours des sources.
Le chapitre « Les mots de la honte » (99-166) initie justement la réflexion par une sémantique historique de la honte en privilégiant la dimension émotionnelle. L'auteur part de mots français de la honte pour en retracer l'histoire et ainsi mieux saisir les nuances de sens des mots latins de la honte (verecundia, pudor, rubor, erubescentia, confusio). Il montre non seulement que le XIIIe siècle constitue l'âge d'or de la « verecundia », peu à peu concurrencée par l'« erubescentia », mais encore que la honte a été moins pensée en relation avec le corps qu'avec la faute et, conséquemment, a pu se décliner en bonne honte ou mauvaise honte en fonction du rapport à la honte et à l'anticipation de la faute. À ce titre, un relevé des occurrences du lexique de la honte dans l'hagiographie met en évidence que cette émotion est plus souvent nommée dans les vitae de femmes que dans celles d'hommes dans un contexte de féminisation du lexique de la honte et du succès du terme « verecundia » pensée comme une honte honorable, véritable boulier de la vertu activant par anticipation le mécanisme de la honte. La vergogne serait donc une disposition féminine des mulieres religiosae du XIIIe siècle.
Pour pondérer les limites de l'approche lexicale, le chapitre suivant, « L'ordre du discours. Essai de typologie de la honte des saintes femmes » (167-208), adopte la notion de scénario, usitée en psychologie. Il s'agit de repérer un schéma narratif spécifique de la honte pour suppléer à l'absence de sa terminologie dans les sources. D'après D. Boquet, le modèle de schéma narratif complet de la honte des saintes femmes s'articule autour de trois étapes (rupture ou transgression, action en réponse de la part de la sainte femme, résolution) dont les combinaisons peuvent varier en douze scénarios possibles. Il apparaît alors que la honte est un ressort narratif essentiel de l'hagiographie féminine dans la mesure où celle-ci apporte des « bénéfices » (191) aux saintes femmes : prévention de la faute, réparation de celle-ci, enfin édification dans une logique d'élévation spirituelle fondée sur le sacrement de la pénitence qui se déploie précisément au XIIIe siècle.
Pour compléter cette démarche, « Du signe à la chair. Anthropologie affective de la honte » (209-259) présente une analyse lexicométrique de façon à déterminer si la honte est une émotion davantage convoquée que d'autres par les rédacteurs des sources. Après avoir sélectionné dix substantifs faisant référence à différentes émotions (amor, odium, dolor, tristitia, timor, verecundia, ira, laetitia, desiderium, delectatio), l'auteur arrive à la conclusion que la rareté des occurrences des mots de la honte confirme la fonction spirituelle de cette émotion, qui se réalise également à travers et dans le corps des saintes femmes dans un « régime aidonomique » (261). Autrement dit, la vergogne élabore une « Éthique de la honte. Le régime aidonomique des saintes femmes » (261-332), plaçant les mulieres religiosae sous l'emprise de la honte. Elle pose des normes sociales et des injonctions comportementales (gestes, vêtements, prise de parole) attendues chez les mulieres religiosae, tandis que parallèlement ces dernières sont de plus en plus soumises à un processus d'enfermement qui s'affirme dans un XIIIe siècle marqué par de multiples interrogations sur la place et le rôle des femmes dans l'Église.
À terme, D. Boquet conclut (401-409) que « si la vergogne est un honneur au féminin, elle exprime également la part féminine de l'honneur, autant qu'elle est la part spirituelle » (405), « les mulieres religiosae ont su mettre à profit, en ces temps où la honte pouvait être admirable, les ressources de leur » sainte vergogne » pour en faire un instrument de perfection et d'autorité » (409).
Reprenant largement les précédents travaux de D. Boquet, abondamment cités et évoqués tout au long de l'ouvrage, cette étude du régime émotionnel de la honte des mulieres religiosae se prévaut des méthodes éprouvées par les historien.ne.s des émotions aux fins de sortir la honte du poids d'une identité psychologique ou biologique. À cet égard, l'ouvrage constitue assurément un outil méthodologique pertinent pour découvrir et comprendre l'anthropologie émotionnelle de la Chrétienté médiévale. Pour leur part, les spécialistes des mulieres religiosae, en particulier des Pays-Bas méridionaux, pourraient peut-être rester sur leur faim. En effet, certaines références bibliographiques importantes ne sont pas mentionnées - notamment Iris Geyer, Anne E. Lester et Martha G. Newman - ou bien ne sont pas suffisamment valorisées ne permettant pas ainsi d'aborder en profondeur des questionnements porteurs tels que la dichotomie intus-foris transcendant celle corpsesprit, ou bien de creuser davantage la comparaison avec des sources hagiographiques masculines, comme les vitae de Villers et d'Aulne, pour véritablement mettre en lumière ce qui est propre à l'hagiographie féminine et à l'image des saintes femmes élaborées par des hommes d'Église.
Enfin, la question globale des auteurs des corpus hagiographiques pourrait sans doute être affinée. En effet, l'approche comparée de la fréquence lexicale des vitae de saintes femmes semble avoir peu pris en compte la formation et la culture religieuses propres à chaque auteur qui pourraient peut-être pourtant expliquer des variations dans le recours à la honte comme ressort narratif et partant, du lexique de la honte. In fine, des textes spirituels de mains de saintes femmes pourraient éventuellement fournir un remarquable contre-champ d'étude afin de discuter de l'écriture genrée de la honte.
Anne-Laure Méril-Bellini delle Stelle